NYONS : LE PONT ROMAN ET LE COUP DU FAGOT

A Nyons il est un pont que d'aucuns appellent encore le pont neuf. On raconte une curieuse histoire à propos de sa construction.

   Il faut savoir que la ville de Nyons a une situation géographique particulière, juste à la sortie d'un défilé. Elle appuie sa droite sur la montagne de Pied-de-vaux et sa gauche sur le plateau du Guard. Deux rocs élevés se font face ici, et sont si rapprochés qu'ils ne laissent passer, habituellement, qu'un mince filet de rivière qu'on appelle Eygues. Par temps d'orage cette rivière gonfle et ses flots viennent alors heurter vigoureusement les rochers qui marquent l’entrée du défilé.

     Dans les temps anciens les romains avaient construit un pont pour passer d'une rive à l'autre : ils avaient d’abord bâti deux fortes piles au milieu du lit de la rivière puis, s'appuyant sur ces bases, ils avaient construit trois arches pour soutenir le tablier. Trois arches aux cintres bien arrondis comme on les faisait jadis. Ainsi le vieux pont était trapu et solide : on l'appelait le pont romain. 

    Il y a bien longtemps, un soir de septembre de l'an 1340, le ciel devint très noir. Derrière la montagne de Garde-Grosse le tonnerre se mit à rouler des grondements furieux, et la pluie ne tarda guère à s'abattre en trombes tout à fait inhabituelles. Le pont romain résista longtemps aux assauts de la rivière, jusqu'à ce que l'arche centrale explose comme une vieille arquebuse.

   C'est un maître maçon réputé, Guillaume Pays, natif de Romans, qui fut sollicité pour réparer l'outrage. Les seigneurs du lieu fournissaient la chaux, le sable et les pierres en tuf d'Aubres ; ils payaient aussi l’ouvrage : 1200 florins d'or, 12 sommées de blé, 6 muids de bon vin et 6 quintaux de viande salée. 

    Le marché venait  à peine d'être signé qu'une énorme pierre se détacha de la montagne, pulvérisa l'ouvrage... ruinant ainsi toute espérance de gain. C'est pendant que Guillaume blasphémait violemment devant les ruines qu'un inconnu lui proposa un curieux marché : les plans d'un pont moins onéreux à construire, contre le premier fagot qu'il lierait le lendemain.

   C'est Dragonnette, l'épouse de Guillaume Pays, qui renifla la ruse cachée derrière ce qu’on appelle maintenant “le coup du fagot“.

 « C’est toi le fagot, imbécile ! dit-elle. Le premier lien que tu vas lier demain sera autour de ton ventre pour tenir ta culotte. Malheureux, tu viens de vendre ton âme au diable !... »

    Le lendemain, dès les premières lueurs de l'aube, on vit Guillaume trottiner vers son rendez-vous, dissimulé derrière un âne chargé d’un volumineux fagot. Arrivé à proximité de l’inconnu il éclata de rire, car c'est complètement nu qu'il était venu à son rendez-vous. L’inconnu grimaça horriblement, blasphéma, et jeta les plans qu’il tenait à la main vers la rivière. Guillaume aurait pu croire à un mauvais rêve, mais les plans étaient restés accrochés aux épines d'un buisson.

   Le pont qui y était dessiné ne présentait qu’une seule arche et deux culées qui atteignaient la clé de voûte. L'ouvrage ainsi dessiné était en rupture avec toutes les habitudes car son architecture futuriste abandonnait l'arc rond au profit de l'arc brisé ! Alors, les deux seigneurs, émerveillés, acceptèrent de revoir les termes du contrat. Ils lui   fournirent en sus : un logement avec quatre lits pour ses compagnons ; et 25 florins pour les fers, les clous et les cordages.

Les travaux commencèrent le 15 février de l'an 1341, mais il fallut 80 ans pour les terminer.

Tels sont les faits très véridiques et mémorables de la construction du pont neuf de Nyons.